Les Canadiens voient, depuis peu, défiler dans leur écran de télévision un éventail ahurissant de projets pipeliniers. Ces projets sont présentés comme s’ils étaient des options interchangeables.
Faire circuler le tracé pipelinier jusqu’aux États-Unis risque de ne pas être approuvé ? Peu importe, puisque le Canada trouvera d’autres marchés et modifiera son tracé vers la côte Pacifique.
Faire circuler le tracé pipelinier jusqu’à la côte du Pacifique risque aussi de ne pas passer la rampe ? Peu importe, répète-t-on, puisque le Canada se tournera vers l’Atlantique pour poursuivre ses projets...
L’administration Obama est un autre irritant majeur qui s’ajoute au dossier : que décidera le président américain à propos du projet Keystone XL?
Et puis il y a deux mégaprojets : Enbridge Northern Gateway et la prolongation jusqu’à Burnaby du projet Kinder Morgan TransMountain. Tous deux menacent d’amener des super-pétroliers le long de la côte de la Colombie-Britannique, une zone libre de la présence de ces monstres marins depuis le moratoire de 1972.
La vérité, c’est que tous ces projets sont loin d’être secondaires. Les grands maîtres de l’univers des carburants fossiles veulent tous les voir se concrétiser. Et les médias grand public répètent consciencieusement le discours de Stephen Harper sur ces projets—même Radio-Canada, notre diffuseur public naguère respecté.
Comment se fait-il que personne ne se pose la question suivante : que contiendront ces pipelines?’
Avec l’arrivée de sources non traditionnelles de pétrole et de gaz, la réponse à cette question n’est pas facile à trouver. Alors que les médias utilisent les termes « pétrole » et « brut » de façon interchangeable, la plupart de ces pipelines ne contiendront pas ces substances. Les réserves de pétrole nord-américaines connues se sont récemment accrues en raison tout d’abord de la mise au point de carburant à base de bitume tiré des sables bitumineux et des nouvelles techniques de fracturation de gisements de schiste pour obtenir d’autres sources de carburant fossile.
La tragédie de Lac-Mégantic nous a permis de constater que le pétrole brut qui se trouvait dans les wagons du convoi ferroviaire n’a pas réagi comme on pouvait s’y attendre. Le pétrole brut n’explose pas. Il brûle, mais il ne génère pas de boules de feu qui explosent. Comme Ed Belkaloul, le porte-parole de la section québécoise du Bureau de la sécurité des transports du Canada, l’a expliqué, le pétrole a réagi de « façon anormale ».
Qu’y avait-il donc dans ce pétrole brut? Il semble bien que personne ne sache exactement. Les gentils employés qui ont concocté cette substance tirée du gisement Bakken dans le Dakota du Nord l’ont vendu à l’expéditeur World Fuel Services (WFS). L’expéditeur n’a pas voulu donner d’information sur ce qui aurait pu être différent dans le pétrole transporté. L’entreprise Montreal, Maine and Atlantic Rail (MMA), qui avait obtenu la permission de Transport Canada de laisser le train sans conducteur en amont de Lac-Mégantic sur une voie principale avec 72 wagons remplis d’un produit dangereux, a affirmé qu’elle ne savait pas que ce produit pouvait être plus dangereux que le pétrole brut habituel.
La production de schiste du Dakota du Nord a triplé au cours des deux dernières années, la plupart de cette quantité étant transportée par voie ferrée. Les autorités ou les expéditeurs ne semblent toutefois pas avoir noté que le produit pourrait ne pas être du pétrole brut. Étant donné que cette substance s’est déversée dans les cours d’eau adjacents, les responsables des questions environnementales tentent de connaître ce qu’elle contenait. Il semblerait qu’il y ait eu un fort pourcentage de benzène, un produit cancérigène habituellement absent du pétrole brut. Un fort pourcentage d’hydrocarbure aromatique polycyclique (HAP) aurait aussi pu se trouver dans cette substance mélangée avec des liquides de fracturation. Jusqu’aux résultats des analyses de laboratoire, les hypothèses vont bon train.
La même chose pourrait être dite du bitume en provenance de l’Alberta. Avant d’évaluer les projets pipeliniers, qu’ils soient en direction ouest, sud ou est, nous devrions exiger de connaître la teneur exacte des produits qui voyagent dans les pipelines.
Nous pouvons cependant être certains d’une chose : il n’y aura pas que du bitume dans ces canalisations puisque le bitume ne s’écoule pas. Ce produit doit être liquéfié pour pouvoir être acheminé par pipeline. Cela est rendu possible grâce à certains procédés.
L’un de ces procédés consiste à transformer le bitume en pétrole brut synthétique. Un procédé encore plus efficace consiste à raffiner un peu plus le pétrole brut pour l’expédier sous forme d’essence ou d’autres produits pétroliers raffinés. L’approche broche à foin quant à elle consiste à mélanger le bitume avec d’autres produits combustibles fossiles pour qu’il puisse s’écouler. L’expression non scientifique pour parler de cette solution qui rend liquide est le « diluant », et le mélange de bitume et de diluant s’appelle « dilbit » en anglais ou bitume dilué. Le diluant peut être fait de n’importe quelle quantité de produits chimiques, dont le Naptha, un sous-produit du gaz naturel, ou, comme dans le cas du déversement en Arkansas, de dilbit avec benzène.
En me documentant sur les pipelines au cours des dernières années, j’ai appris une chose : les expéditeurs qui acheminent du dilbit par pipelines n’ont pas trop à se préoccuper de contamination par rouille ou par résidus le long du tracé. Le bitume est tellement de mauvaise qualité que toute impureté qui s’ajoute sera enlevée lors des procédés de raffinage ou de transformation subséquents. S’il y a alors un motivateur puissant pour que cette industrie maintienne la propreté et le bon entretien des pipelines, c’est celui d’imposer l’acheminement de produits finis seulement. Pour des raisons environnementales, il s’agit aussi d’un dossier où personne ne devrait appuyer de projets dans lequel il y a du dilbit.
D’une part, le transport de diluants vers le nord de l’Alberta engendre un risque environnemental créé de toutes pièces par les préférences de cette industrie et la négligence du gouvernement, les deux s'entêtant à vouloir exporter du bitume brut sans valeur ajoutée. Les wagons qui ont presque plongé dans la rivière Bow lors des inondations de Calgary en juillet étaient remplis de diluant et s’en allaient dans le nord de l’Alberta. Enbridge a déjà affirmé dans sa demande à l’Office national de l’énergie qu’elle envisage d’acheter du diluant du Moyen-Orient, d’apporter ce produit à bord de pétroliers à Kitimat et d’acheminer le produit d’Ouest en Est dans les pipelines jumelés. Nous n’avons pas tenu compte d’un aspect des coûts environnementaux du transport de dilbit : celui des diluants.
Et puis il y a le fait que le dilbit est beaucoup plus difficile (voire même impossible?) à nettoyer après un déversement. Le déversement dans la rivière Kalamazoo en 2010 n’a pas encore été nettoyé par Enbridge, l’entreprise responsable. Dans l’environnement, le dilbit ne réagit pas de la même façon que le pétrole brut. Pourtant, Enbridge appuie sa demande à l’Office national de l’énergie en se basant sur les réactions du pétrole brut.
L’approche sensée dans ce domaine serait d’insister auprès de l’industrie pour qu’elle transforme davantage ses produits avant qu’ils ne quittent le nord de l’Alberta. Cela comporte un autre avantage : les investissements dans les infrastructures auxiliaires des usines de traitement et des raffineries ne seront pas possibles aussi longtemps que l’industrie des sables bitumineux sera en expansion. Les conditions hyper inflationnistes créées par un nombre toujours plus important de gisements de bitume, qui entraînent à la hausse la production quotidienne que l’on tente de faire tripler à six millions de barils par jour (objectif de Stephen Harper), sont incohérentes avec une saine gestion d’entreprise; il faut créer des dizaines de milliers d’emplois dans la transformation des ressources avant d’exporter.
La question mérite d’être posée, encore et encore : que contiennent ces pipelines? Est-ce que le pétrole brut est réellement brut?
Version originale publiée dans le journal Island Tides